Conversations sur la guerre : de lhistoire et de son enseignement
Par Camille Amouro
Une question est de plus en plus évoquée depuis une vingtaine dannées par certains groupes panafricanistes, mais un peu plus explicitement depuis la parution du récit de voyage de Bruce Chatwin Le Vice-Roi de Ouidah (1980, rééd. Grasset, 2003), ou du film de Werner Herzog Cobra Verde en 1987. Il sagit, à travers lanecdote du roi Adandozan dAbomey, de la question de la place de lindividu et de linterprétation des faits dans lhistoire quon enseigne.
Adandozan a régné sur Abomey pendant vingt et un ans avant dêtre débarqué en 1818 par Chacha Félix de Souza, négrier brésilien, et remplacé par son neveu Ghézo. Son nom, ses emblèmes et symboles furent ensuite effacés de la tradition historique du royaume. Aujourdhui encore, dans la généalogie des dynasties dAbomey représentée sur les bas-reliefs et autres tentures, on est surpris par un grand vide de vingt et un ans. Lironie de lhistoire, cest que tous ceux qui sont concernés par cette tradition connaissent le contenu de ce vide qui suscite la curiosité des autres.
Ainsi, paradoxalement, Adandozan semble être beaucoup plus connu que les autres rois. Les traditions historiques le décrivent comme un homme cruel et son bannissement apparaîtrait comme une punition posthume. On nous a enseigné que cette cruauté se traduisait entre autres par lassassinat de son propre peuple. Je ne me souviens pas que dautres termes (en dehors du champ lexical des technologies darmement) aient été utilisés pour peindre le portrait dAdandozan que les termes utilisés aujourdhui pour décrire Saddam Hussein, le président de lIrak, en Occident. Cette histoire quon nous a enseignée très jeune (je devais avoir une dizaine dannées) éveilla en moi dès ce moment un intérêt pour lHistoire. Car dans les programmes, après Adandozan à qui on ne consacre guère que cette allusion, la leçon suivante sintitulait « Ghézo le Grand ». Celui-ci régna deux fois plus longtemps et nous étudiions les détails des symboles de ce règne. À commencer par son trône qui reposait sur quatre crânes humains.
Dans un contexte de révolution anti-impérialiste, dans une société où la curiosité est considérée comme un vilain défaut et où le Français reste une langue de travail, on trimbale longtemps les contradictions contenues dans ce genre dacquisitions. On a beau demander aux adultes le sens des mots, fouiller dans des dictionnaires, on finit par se résoudre à un doute quon sexplique par sa propre tare dans la compréhension du mot de « cruel ». Enfant, on a du mal à comprendre quun individu qui sassied sur des crânes de personnes assassinées par lui ne soit pas cruel et quun autre qui na même pas de symbole le soit. Lalternative est soit de se désintéresser de la chose, soit de chercher encore et encore.
Il me plaît douvrir une parenthèse pour conter une des répercussions de ce traumatisme. Au cours de littérature africaine à luniversité, lorsque le professeur aborda le chapitre sur la littérature colonialiste, il nous dit quelque chose dans cet ordre : « Ces auteurs considéraient nos rois comme des sanguinaires. » Jeus une réaction de colère et pris la parole sans quelle me fut accordée en disant : « Mais ils létaient, sanguinaires ! Tous les rois, de partout, étaient sanguinaires. » Je venais ainsi de me libérer dune dizaine dannées de frustrations qui me revenaient à chaque leçon dhistoire, sans que personne ne sen doute. Le professeur, calmement, me mit en garde contre les choses que je dis et les répercussions quelles peuvent avoir sur moi-même quand je suis en position de leader. Jentendrai à plusieurs reprises cette même phrase, dans plusieurs pays sur des sujets divers et venant de personnalités diverses.
Pour en revenir à Adandozan, le récit de Bruce Chatwin (il vient dêtre réédité) se garde de laborder. Il faut avouer que le succès de ce livre ma toujours étonné tant il passe à côté de lessentiel pour sappesantir sur des règlements de compte personnels dont lintérêt relève beaucoup plus du commérage que de la littérature, au regard dautres récits sur le même type de sujets, dont les auteurs nauraient jamais envisagé une carrière littéraire. Ni littérature ni histoire donc. Ce récit sest donné comme mission de focaliser sur la vie de Chacha Félix de Souza. Or le destin de ce négrier était lié à celui dAdandozan. Ils étaient tous les deux les facettes dune pièce de lhistoire. Lauteur a préféré ne pas se mouiller et a ainsi laissé des espèces de vides que le film de Herzog comblera à peine. Cobra Verde a, en effet, été plus explicite sur la conspiration contre Adandozan. Malheureusement, il na pas su trancher entre le dynamisme des séquences et le besoin documentaire, entre la narration et la description narrative, ce qui engendre, de mon point de vue, des lourdeurs…
Or, pour certains mouvements panafricanistes, Adandozan représente tout un symbole de modernité difficile à cacher dailleurs par ses propres détracteurs. Il fut le premier souverain dans le monde entier à abolir, par le refus de vendre, la traite négrière ; ce qui constituait, en 1800, sinon une folie au vu des intérêts en jeu, du moins une vaillance sur laquelle ces mouvements pensent tout aussi innocemment quil faut prendre exemple. Bien entendu, cette version de lhistoire nest pas celle qui transparaît dans le récit et le film que je viens dévoquer ni dans lhistoire quon enseigne. La conspiration contre Adandozan et sa déchéance qui introduisirent la notion de coup dÉtat dans une nation du golfe du Bénin précolonial avait pour unique motif, non de libérer le peuple aboméen de la cruauté dun roi, mais de remettre en danger permanent tous les peuples de la région précédemment soumis aux razzias des chefs aboméens qui sillustrèrent comme les plus grands chasseurs desclaves de toute lAfrique de lOuest.
La témérité dAdandozan, contrairement à Saddam Hussein qui fit détruire son propre armement par lONU avant dêtre attaqué par les Américains (et leur appendice du Royaume-uni), est non seulement davoir mis fin unilatéralement à la traite, mais davoir emprisonné le plus grand négrier de lépoque qui, après son évasion, constatera que la position dAdandozan était entérinée par les « nations civilisées », une situation qui inquiéta sa propre carrière. Dès lors, Chacha navait que deux choix : ou retourner en Amérique pour devenir un simple citoyen en perdant la puissance et le prestige que lui conférait sa carrière, ou simposer sur Abomey en renversant son ennemi juré qui naurait dû être que son vassal au regard des rapports des force de lépoque. Il choisit la deuxième solution en prenant un grand risque, larmée étant entièrement dévouée à Adandozan. Ainsi naquit, près de Grand-Popo, la première armée de femmes que Chacha entraîna dans la plus grande sévérité et qui sera maintenue par les rois dAbomey en tant quelle représente une véritable machine à tuer.
Et pour aborder les questions qui divisent, certains panafricanistes attribuent à Adandozan le mariage avec une femme blanche, européenne, et affirment quil sagissait dune imprudence qui lui aura été fatale là où dautres voient une preuve de son ouverture.
Source : http://www.lemague.net/dyn/article.php3?id_article=230
L’impérialisme a tout tué en Afrique!!!!
Bel appel aux révisionnistes qui tentent en vain d’éradiquer la mémoire d’un souverain qui restera encore longtemps ancré dans l’histoire.
Hélas, mauvaise ironie du sort, le trône dont il a fait cadeau au régent portugais Jean, vient de brûler à Rio.
Fatum !